Juliette Binoche a souvent parlé d’elle comme d’un canal plus que comme d’un corps. Un corps au service des émotions, des mots, du désir de comprendre. En la nommant présidente du jury de sa 78e édition, le Festival de Cannes ne célèbre pas seulement une immense actrice française. Il rend hommage à une artiste libre, exigeante et qui n’a jamais cessé de chercher l’invisible.
Une actrice-monde
Née en 1964 à Paris, Juliette Binoche est depuis plus de quatre décennies l’une des figures les plus singulières du cinéma français et international. Sa filmographie est une cartographie sensible du 7e art : de Rendez-vous d’André Téchiné à Trois couleurs : Bleu de Kieslowski, en passant par Le Patient anglais d’Anthony Minghella, Certified Copy d’Abbas Kiarostami ou encore Sils Maria d’Olivier Assayas.

Son parcours, elle l’a toujours tracé selon une boussole intérieure. « Je suis fidèle à l’appel intérieur, pas à une stratégie de carrière », confiait-elle dans Télérama en 2014. Cette fidélité l’a menée loin des sentiers battus : elle a refusé Spielberg, Cronenberg et même Jurassic Park, préférant jouer dans des films où l’inconnu, l’intériorité, l’expérience humaine priment sur les effets de manche.
Elle est aujourd’hui l’une des rares actrices françaises à avoir obtenu une reconnaissance unanime des deux côtés de l’Atlantique. Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour Le Patient anglais (1997), Prix d’interprétation à Cannes pour Le Goût de la cerise (Palme d’or 1997), Coupe Volpi à Venise pour Trois couleurs : Bleu, Ours d’argent à Berlin pour The Truth de Kore-eda… Peu d’actrices peuvent se targuer d’avoir travaillé avec autant de cinéastes majeurs, dans autant de langues, sans jamais trahir leur éthique artistique.
Sa force : la liberté
Ce qui frappe, chez Juliette Binoche, c’est la cohérence. Derrière les choix de films parfois audacieux, souvent exigeants, se dessine une trajectoire nourrie par une quête de vérité. Elle se méfie des masques, préfère la nudité émotionnelle comme si pour elle jouer, c’est se mettre à nu, sans être une exhibition mais plutôt une offrande.
Cette dimension presque spirituelle de son métier fait d’elle une actrice à part, plus proche parfois de la performeuse ou de la danseuse que de la vedette. Elle a dansé avec Akram Khan (In-I, 2008), exposé ses peintures à travers le monde, lu des poèmes en scène, récité Marguerite Duras ou Simone Weil dans de petites salles, loin des projecteurs. Cannes l’a toujours accueillie comme une habituée, seize films présentés au total – entre sélections officielles, Un Certain Regard et hors compétition – mais c’est la première fois qu’elle en tiendra la barre.
Une présidente à contre-courant
Dans un contexte où les festivals s’interrogent sur leur rôle, leur modernité, leur responsabilité politique, le choix de Juliette Binoche sonne comme une promesse. Celle d’un jury guidé par la sensibilité, la profondeur, la conscience. Depuis toujours, elle milite pour un cinéma qui interroge, qui dérange parfois, mais qui éclaire. Elle a signé des tribunes, dénoncé le silence autour des violences sexuelles, soutenu les cinéastes iraniennes en exil, tout en assumant une parole personnelle sur la liberté des femmes, l’écologie, ou la puissance du corps.

Il faut du courage pour choisir la lumière dans un monde où le divertissement l’emporte trop souvent sur la profondeur. En cela, elle incarne une forme de cinéma que Cannes continue, vaille que vaille, de défendre : celui de l’auteur, de la parole libre, de la beauté exigeante.
Une mémoire vivante du cinéma
Juliette Binoche, c’est aussi une mémoire. Elle a connu l’avant-Cannes globalisé, les années 1980 de Pialat et Téchiné, les années 1990 dominées par les grands films européens, la bascule des années 2000 vers l’Asie et l’Amérique du Sud. Elle a vécu les mutations de l’industrie sans jamais céder aux sirènes de la facilité. Présider Cannes, pour elle, ce n’est pas une consécration — elle n’en a pas besoin —, c’est un engagement.
Elle l’a d’ailleurs souligné dans son premier communiqué : « Être présidente du jury à Cannes, c’est écouter, ressentir, accompagner. C’est aussi défendre une idée du cinéma comme élan vital, comme acte de résistance joyeuse. »
Ce mot, résistance, revient souvent dans sa bouche. Il résume sans doute le mieux son rapport à l’art : résister à la standardisation, à la vitesse, à la superficialité. Résister pour continuer à croire que les images peuvent changer les regards et que les regards peuvent changer le monde.

Présider avec l’âme
À 60 ans, Juliette Binoche n’est pas une icône figée : elle est un pont. Entre les générations de cinéastes, entre les cultures, entre le visible et l’invisible. Sa présidence marque aussi un moment de transition pour le Festival de Cannes, à l’heure où les lignes de force se déplacent, où la question des récits minoritaires, du féminin, du climat traversent le cinéma mondial.
En la choisissant, Cannes fait le pari d’une écoute, d’une intelligence du sensible. Et peut-être d’un retour à une forme de poésie. Après tout ce que nous cherchons dans un film, ce n’est pas forcément qu’il nous plaise. C’est qu’il nous transforme.
Que peut-on attendre de plus d’un président du jury de Cannes ?