Et si le cinéma français, entre deux montées des marches et trois hommages à Delon, s’était donné une ligne de conduite : ne jamais vraiment regarder dans le rétroviseur ? L’affaire Luc Besson, que la Cour européenne des droits de l’homme vient de juger recevable, pourrait bien devenir le miroir noir d’un système judiciaire et culturel qui ne sait pas, ou ne veut pas, traiter les violences sexuelles quand elles dérangent un certain establishment
Un dossier classé mais pas oublié
C’est l’histoire d’un refus : celui de la justice française d’entendre jusqu’au bout une femme. Sand Van Roy, actrice belgo-néerlandaise, a porté plainte en 2018 pour viol contre Luc Besson. Après des mois de procédures, d’auditions et de déclarations médiatiques inexistantes côté mise en cause, le dossier est classé sans suite. Puis relancé par une plainte avec constitution de partie civile. Pour aboutir à un non-lieu confirmé en appel. La Cour de cassation rejette à son tour le pourvoi. Rideau, fin de séance.
Sauf que non. L’actrice, devenue symbole d’un combat silencieux, saisit la CEDH. Coup de théâtre discret : la Cour juge sa requête recevable. Ce n’est pas un verdict, mais c’est déjà un signal. Un rappel : une justice peut être indépendante mais pas infaillible. Et la France, dans ce dossier, pourrait se voir reprocher un manquement à son obligation de poursuivre les violences sexuelles avec toute la rigueur requise.
Un système “punition-récompense” dans l’angle mort
Le récit que fait Sand Van Roy, documenté, constant, glaçant, n’est pas celui d’un simple conflit d’interprétation. C’est celui d’une emprise progressive, construite dans le silence des chambres d’hôtel et l’ombre portée des plateaux de tournage. Une jeune actrice qui espère, rêve, s’accroche à un rôle, à un projet, à une promesse et découvre que le prix à payer, parfois, c’est elle-même.
Luc Besson, lui, parle d’une relation “douce et romantique”, d’un “refuge émotionnel”. Elle parle d’un rapport de force, d’humiliations, de gestes subis et de confusions prolongées. Ce qui, pour lui, relevait de la tendresse, relevait pour elle de la terreur. Celle, notamment, d’être “coupée au montage”. Le montage, cette arme invisible du cinéma, devenue menace réelle dans une relation déséquilibrée.
Le malaise persistant du cinéma français
À Cannes, en 2019, Sand Van Roy s’affiche avec un tatouage éphémère : “Stop violence against women”. Geste isolé. Dans un milieu qui a su faire silence, longtemps. Le New York Times s’en est étonné dès 2018 : en France, pas une actrice de premier plan n’a exprimé publiquement son soutien. Comme si l’exception culturelle devait s’appliquer aussi à #MeToo avec pour variante locale l’alibi de “la séduction à la française”, ce concept creux devenu paravent.

Le récit publié par Vanity Fair, minutieux, lent, brutal, donne à voir tout ce que l’enquête judiciaire n’a pas voulu ou su intégrer. Un psychiatre expert parlant de “névrose histrionique” parce que Sand Van Roy ne se projette pas comme “future mère” ; un parquet qui classe sans suite ; des auditions tardives et édulcorées qui aboutisse sur un non-lieu en appel du classement sans suite. Et derrière ce dysfonctionnement, un système de production et de pouvoir qui n’a jamais vraiment été contraint à se réformer.
Ce que la CEDH va vraiment juger
Luc Besson ne sera pas jugé par la Cour de Strasbourg. Mais la France et surtout notre République, oui. Ce que la CEDH devra trancher, c’est la question suivante : la justice française a-t-elle traité cette affaire avec le sérieux, l’impartialité et la diligence qu’elle devait ? L’enquête a-t-elle été complète ? Les expertises non biaisées ? Les preuves véritablement examinées ? Bref, a-t-on fait droit à la parole d’une femme ou seulement validé le récit d’un homme ?
Dans un pays où l’on débat plus volontiers du droit au blasphème que de la légitimité à dire “non”, cette affaire vient rappeler que la violence n’est pas toujours frontale. Elle peut être feutrée, narcissique, dissimulée sous les oripeaux du romantisme ou du génie.
Une affaire, un symptôme
Cette affaire n’est pas isolée. La CEDH a déjà condamné la France à quatre reprises pour des carences dans la prise en charge des violences sexistes et sexuelles. Le dossier Besson est, sans doute, un révélateur de plus. Celui d’un système judiciaire trop prompt à blanchir les notables, d’un monde du cinéma trop enclin à protéger ses rois et d’une société encore réticente à croire les femmes.