L’intelligence artificielle n’est pas une innovation parmi d’autres. Elle incarne désormais une raison algorithmique dominante, qui restructure en profondeur nos façons de voir, de décider, de classer — et donc, de gouverner. Bien plus qu’un outil neutre destiné à améliorer les politiques publiques, elle est devenue un fait social total, au sens maussien du terme. C’est à cette lame de fond que François-Xavier Petit nous invite à prêter attention dans sa tribune parue dans Acteurs publics.
Des politiques publiques au miroir de la machine
Les politiques publiques, autrefois façonnées dans le débat parlementaire et l’expertise contradictoire, sont de plus en plus élaborées à partir de flux de données, de modèles prédictifs, de tableaux de bord. Le pilotage remplace la délibération. Le signal remplace le sens. Cette rationalisation apparente s’inscrit dans une logique algorithmique : celle d’une gouvernance en temps réel, fondée sur la réduction des incertitudes et la maximisation des résultats mesurables.
Mais que devient l’intérêt général dans une société gouvernée par ce type de rationalité ? Que fait-on de ce qui ne se compte pas, de ce qui résiste à la modélisation ? Une politique éducative soucieuse des inégalités sociales, une politique culturelle ouverte à la dissidence ou une politique de santé publique attentive aux vulnérabilités… sont-elles encore pensables dans un univers qui valorise l’efficience au détriment du soin, la performance au détriment du sens et la norme statistique au détriment de la singularité ?

Une éthique à reconfigurer d’urgence
Le risque n’est pas que les IA se trompent mais qu’on ne leur reconnaisse plus le droit de se tromper. Car l’enjeu est d’abord politique : dans l’imaginaire qu’elles véhiculent, les IA incarnent une forme d’autorité sans subjectivité, de décision sans responsabilité. Or, une société démocratique repose sur l’acceptation du conflit, de l’ambiguïté, de la contestabilité. Elle ne se contente pas de « bonnes décisions » ; elle exige qu’elles soient débattues, justifiées, réversibles.
Ce que François-Xavier Petit pointe avec acuité, c’est la manière dont l’architecture même des IA, dominée par des logiques probabilistes et classificatoires, tend à exclure la nuance, à marginaliser la marge, à durcir les catégories. Cela produit une normativité implicite mais redoutable : ce qui est fréquent devient désirable ; ce qui est rare devient suspect. L’éthique publique ne peut s’en remettre à des machines sans désincarner sa vocation profonde : protéger, émanciper, accueillir la diversité des vies humaines.
L’éducation : dernier rempart ou relais aveugle ?
Face à ces mutations, l’école peut devenir l’un des derniers espaces de résistance. Mais elle est aussi menacée d’alignement. La tentation est grande de formater l’enseignement sur les logiques de l’IA : plateformes adaptatives, notation automatisée, parcours individualisés fondés sur l’analyse prédictive. Le risque est de substituer à une pédagogie de l’émancipation une ingénierie de la conformité.
Or, si l’on veut que les citoyens de demain soient capables d’habiter un monde traversé par les technologies sans en être les simples utilisateurs, il faut leur apprendre autre chose que coder : il faut leur apprendre à questionner les algorithmes, à repérer les biais, à résister aux logiques d’automatisation de la pensée. Une école démocratique est celle qui forme à la pensée lente, au doute méthodique, au respect du dissensus. Tout ce que la machine, par construction, a du mal à intégrer.

Repolitiser la technique, humaniser l’automatisation
La plus grande menace que fait peser l’IA sur nos sociétés n’est pas sa toute-puissance, mais notre renoncement. Renoncement à penser par nous-mêmes. À gouverner dans la pluralité. À enseigner la liberté plutôt que la prédiction. La révolution numérique n’est pas à refuser mais à reprendre en main. Cela suppose une politique de la technique, une éthique de la complexité, une pédagogie de l’esprit critique.
Nous pensions que l’IA allait nous libérer du labeur. Il se pourrait qu’elle nous libère de la démocratie si nous ne décidons pas, collectivement, de la remettre à sa juste place : un auxiliaire, non un principe. Le politique, au fond, commence là où la machine s’arrête.