À la Comédie-Française, Elsa Granat s’empare de La Mouette de Tchekhov pour en livrer une version âpre et contemporaine. Dans ce drame où l’ego des personnages les enferme dans un cycle de mal-être et d’incompréhension, seul le médecin Dorn incarne une alternative : celle de l’altruisme et de la bienveillance. Un spectacle qui dérange autant qu’il fascine et qui pose une question brûlante : peut-on aimer sans se perdre dans le miroir de soi ?
Quand l’âme humaine se prend au piège d’elle-même
Chez Tchekhov, il n’y a ni héros ni monstres, seulement des êtres humains. Des corps traversés de désirs contrariés, d’amours malheureuses, de rêves avortés. Dans la version qu’en propose Elsa Granat à la Comédie-Française, cet héritage est préservé mais traduit avec une intensité qui frôle parfois l’excès. Le résultat est un spectacle organique, vibrant, qui fait éclater la gangue du texte original pour en révéler le cœur noir : l’ego tue.
Un chœur de solitudes
Sur scène, chaque personnage semble prisonnier d’un miroir déformant où il ne voit que lui-même. Arkadina, actrice égocentrée, incapable de céder sa place, brille d’un éclat aussi aveuglant que destructeur. Marina Hands lui donne une fougue charnelle, une vanité presque douloureuse. Trigorine (Loïc Corbery), séducteur las et auteur en perte d’inspiration, s’enferme dans sa propre légende. Tréplev (Julien Frison), obsédé par l’idée d’un théâtre nouveau, en oublie d’aimer autrement que par le prisme de ses frustrations. Nina (Adeline d’Hermy), idéaliste, croit encore au salut par l’art, mais se brise contre les récifs de l’indifférence et du désir de possession.
Tous parlent, peu s’écoutent. Tous aiment, mais mal, d’un amour qui consume plus qu’il ne nourrit. La pièce devient une cartographie du mal-être, où l’incompréhension naît du repli sur soi.

Dorn, la voix discrète de la bienveillance
Et puis il y a Dorn (Nicolas Lormeau). Médecin de campagne, figure secondaire en apparence, mais qui sauve l’honneur du genre humain. Il est le seul à écouter sans juger, à aimer sans attendre en retour, à rappeler par sa présence douce qu’une autre voie est possible : celle de l’altruisme. Dans ce chaos de passions narcissiques, il est le contrepoint, la respiration. Par lui transparaît peut-être l’espoir tchékhovien : que la bonté, même discrète, a une force durable.
Elsa Granat : une relecture âpre et audacieuse
Elsa Granat ne se contente pas de mettre en scène La Mouette : elle en propose une relecture féministe et contemporaine. Elle ajoute un prologue inédit, plongeant dans l’enfance des personnages. Elle déploie une scénographie à la fois brute et onirique : voiles déchirés, fumées, lumière crue, comme autant de strates de l’inconscient mises à nu. C’est une esthétique du choc, qui refuse le confort des formes policées.
Pour certains, cette audace est salutaire : la pièce devient un cri de douleur, un geste politique. Pour d’autres, elle est un contre-sens : le pathos déborde, la subtilité tchékhovienne se dissout dans un théâtre de l’ego : celui des personnages, mais aussi, paradoxalement, celui de la mise en scène elle-même.

L’héritage de Tchekhov et la vertigineuse actualité de son propos
Là réside la force de Une mouette : elle tend au spectateur un miroir sans pitié. Car si Tchekhov, hier, racontait la Russie fin de siècle, il peint aujourd’hui nos sociétés saturées d’images de soi, nos existences en quête de reconnaissance. Qui sommes-nous, quand nous cessons d’exister dans le regard des autres ? Que reste-t-il, une fois l’ego dénudé ?
Elsa Granat répond à sa manière : il reste la possibilité de Dorn, la possibilité de l’autre.
Une mouette n’est pas une pièce agréable. Et cette version encore moins. Mais elle est nécessaire. Elle rappelle que le théâtre, loin d’être un divertissement, est un art de l’inconfort, du questionnement, de la blessure à vif. On peut reprocher à Elsa Granat son emphase, son goût du choc. Mais en cela même, elle rejoint Tchekhov : son théâtre ne cherche pas à plaire, il veut faire voir. Et ce que l’on voit, c’est notre propre incapacité à sortir de nous-mêmes.