Il y a des soirs où l’on quitte la salle sans vraiment remettre les pieds sur terre. Le concert du 17 juin, donné par le Los Angeles Master Chorale à la Philharmonie de Paris, fut de ceux-là : un requiem sans apparat, un moment suspendu, presque sacré, où la musique ancienne a touché au présent le plus sensible.
Au programme, une seule œuvre : les Musikalische Exequien de Heinrich Schütz. Une messe funèbre composée en 1636 pour les obsèques du prince Henri II de Reuss-Gera ; et dans ce concert, une méditation collective sur la perte, sur le deuil, mais aussi sur la consolation. Pas de décor. Aucune mise en scène spectaculaire. Rien que la lumière de James F. Ingalls, quelques gestes sobres et des voix. Des voix nues, droites, tendues vers l’essentiel.
On sait Peter Sellars capable d’embrasements scéniques. Mais ici, il a choisi le recueillement. L’intensité ne venait pas d’un jeu dramatique, mais d’un dépouillement tendu, presque liturgique. On aurait pu craindre une lecture désincarnée, académique. Il n’en fut rien. La vibration était là, dans l’alignement des chanteurs, dans la tension des regards, dans les infimes déplacements qui dessinaient des cercles autour d’un cercueil invisible.

Le chœur, dirigé par Grant Gershon, a livré une interprétation d’une limpidité exceptionnelle. Pas une note qui n’ait semblé respirer. Dans cette partition pourtant dense, structurée en trois parties, chaque inflexion portait une émotion contrôlée, d’autant plus poignante qu’elle refusait la surenchère. Les 24 choristes formaient un seul corps mais chacun ou presque a pris un moment la lumière pour dire son fragment de deuil comme une manière de rendre collective une perte intime.
L’œuvre elle-même est un monument, mais un monument humble. Schütz y assemble des versets bibliques choisis par le prince lui-même avant sa mort et les fait dialoguer dans une polyphonie sobre, presque familière. On est loin du tumulte baroque ou des chatoiements de la Renaissance : ici, la musique tient dans un souffle. Le Kyrie devient plainte retenue, le Gloria s’élève comme une prière discrète. Dans le motet du Psaume 13, les deux chœurs se répondent comme deux peuples en miroir : les vivants et les morts, peut-être. Et dans le dernier tableau, ce sont trois solistes qui escortent l’âme vers la lumière : deux sopranos séraphiques et un baryton tout de tendresse.
On pourrait écrire des pages sur la beauté austère de cette œuvre, sur son audace formelle, sur l’épure de la mise en espace. Mais ce serait manquer l’essentiel : cette soirée n’était pas une leçon d’histoire musicale. C’était un rituel. Une manière d’habiter le silence, de faire mémoire, et de dire au revoir. Non pas avec des larmes mais avec une retenue digne, presque bouleversante.
Schütz, dans cette œuvre, nous parle du XVIIe siècle, de la guerre de Trente Ans, du protestantisme allemand. Mais surtout, il nous parle de nous : de notre fragilité, de notre besoin de faire corps, de notre foi – quelle qu’elle soit – dans la beauté comme ultime refuge.
Et cette foi, mardi soir, nous étions nombreux à la partager.