Il faut parfois savoir désapprendre ce que l’on croit savoir d’un visage médiatique. Derrière la chroniqueuse piquante de Quotidien, Ambre Chalumeau signe avec Les Vivants (Stock, collection La Bleue) un premier roman d’une maturité surprenante. S’éloignant à grands pas de la posture de l’observatrice culturelle, elle endosse ici celle, bien plus risquée, de la narratrice intime. Et le résultat est d’une justesse troublante.
Une tragédie inaugurale
À 17 ans, Cora, Diane et Simon forment ce que l’on pourrait appeler une trinité adolescente : un noyau indissoluble, vibrant de promesses et de confidences. Mais Simon, foudroyé par un virus cérébral, s’effondre dans le coma. Le roman s’ouvre sur ce silence brutal, ce vide instantané. Le temps se brise, les certitudes s’effacent, et les deux filles restantes — l’une à Paris en prépa littéraire, l’autre restée dans leur ville de banlieue — vont devoir vivre avec cette absence désormais centrale.
Le récit adopte le point de vue de Diane, la plus cérébrale, la plus encline à théoriser le chaos. À travers elle, Chalumeau met en scène l’éveil douloureux à la complexité du monde, là où l’amitié, le deuil, la sexualité, l’amour, la culpabilité et les non-dits se tressent en une toile serrée.
Une voix qui ne triche pas
Là où tant de premiers romans s’essoufflent dans le démonstratif ou l’esthétisant, Les Vivants surprend par son économie : une écriture droite, vivante, jamais affectée, qui laisse respirer les personnages. Chalumeau excelle dans l’art de la notation juste : un geste, un regard, une phrase inachevée en disent plus qu’un long discours. Elle capte l’énergie des jeunes gens sans les figer dans une caricature générationnelle.
Il y a de la littérature dans cette façon de faire dialoguer l’intime et le politique, de déployer sans manichéisme les tensions sociales entre les deux jeunes filles — l’une en ascension, l’autre restée sur le quai. Mais il y a surtout un sens aigu du rythme narratif, une capacité rare à évoquer la violence des émotions adolescentes sans appuyer ni surligner.
Roman d’apprentissage, roman d’absence
L’absence de Simon hante le texte. Il est là, et il ne l’est plus. Sa chambre d’hôpital devient le théâtre de ce qui ne se dit pas, des silences plus denses que les dialogues. Chalumeau écrit un roman d’apprentissage inversé : ce que ses personnages apprennent, c’est à vivre avec le manque, à grandir avec la douleur. Mais elle refuse le pathos : chaque larme est contrebalancée par un éclat d’ironie, une référence pop, un retour au trivial du quotidien.
Dans ce roman, le monde adulte ne tient pas ses promesses. Il est lâche, fuyant, impuissant. Alors les adolescents s’organisent entre eux, dans une forme d’autonomie affective précaire mais courageuse. Ils n’ont pas les mots, mais ils ont les gestes — parfois violents, souvent maladroits, toujours humains.
La promesse d’une voix
Ce premier roman d’Ambre Chalumeau n’a rien d’un coup d’essai mondain. Il annonce une voix, peut-être pas encore totalement installée, mais déjà singulière, touchante, capable de mettre en récit des failles contemporaines avec grâce. Il parle d’amitié, de rupture, d’adolescence, mais aussi de notre époque et de ses déséquilibres.
Les Vivants s’inscrit dans cette lignée de romans qui, sans bruit, s’imposent durablement. Parce qu’ils regardent la vie dans les yeux, avec tendresse et lucidité. Parce qu’ils savent, au fond, que la littérature n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle se penche sur ce que nous avons de plus fragile.