Il fallait oser s’attaquer à L’Étranger. Ce roman d’Albert Camus, érigé en totem de la littérature française, semblait condamné à l’intouchable. François Ozon ne l’adapte pas : il le réincarne. Dans un geste à la fois fidèle et profondément personnel, il restitue la sécheresse du texte tout en lui redonnant chair. Là où d’autres auraient plaqué de la psychologie, François Ozon filme l’énigme. Et c’est dans ce clair-obscur que Benjamin Voisin, Rebecca Marder et Pierre Lottin trouvent une justesse rare.

Benjamin Voisin, un Meursault sans défense
Il fallait un comédien à la fois solaire et opaque pour incarner ce héros qui ne l’est pas. Benjamin Voisin ne cherche pas à « jouer » l’indifférence : il la laisse affleurer, presque malgré lui. Dans ses silences, on entend le bruit de la mer, le vent d’Alger et la vacuité du monde. Son Meursault n’est pas un monstre froid mais un homme que la société condamne précisément parce qu’il ne joue pas le jeu. François Ozon en fait un miroir tendu à notre époque : celle où le refus de simuler l’émotion est perçu comme une faute morale.
Rebecca Marder, le cœur battant du film

Mais c’est Rebecca Marder, dans le rôle de Marie, qui apporte la lumière. François Ozon en fait un personnage à part entière, bien au-delà de la compagne passive du roman. Rebecca Marder incarne la sensualité, la vie, la chaleur que Meursault ne parvient pas à saisir. Son visage mobile, vibrant et vulnérable dit tout ce que le héros tait. Elle ne cherche pas à comprendre Meursault : elle l’aime malgré, ou peut-être à cause de, son étrangeté. À travers elle, le film révèle le vrai scandale du roman : non pas le meurtre mais l’incapacité d’un homme à répondre à l’amour qu’on lui offre. Rebecca Marder donne à cette absence une douceur poignante. Elle est l’âme du film ; celle qui continue à battre quand tout s’éteint.
Pierre Lottin, la colère muette du monde
Face à ce duo, Pierre Lottin campe un Raymond plus complexe qu’il n’y paraît : ni brute, ni caricature coloniale. Il incarne la violence ordinaire, celle qui naît du ressentiment, de la frustration et d’un système social miné par les hiérarchies invisibles. En donnant à Raymond une épaisseur humaine, François Ozon sort L’Étranger de sa lecture strictement existentialiste pour en faire une tragédie politique : celle d’hommes perdus dans un monde où la domination se fait coutume.

Camus, encore parmi nous
La mise en scène de François Ozon épouse le dépouillement de Camus : lumière crue, silences tenus, paysages aveuglants. Mais c’est surtout le choix du générique final qui frappe : « I’m the Stranger / Killing an Arab » le titre culte de The Cure revient comme un écho à la fois ironique et douloureux. Le film ne prend pas position, il interroge. Que signifie aujourd’hui ce meurtre sans nom, cet Arabe sans visage ? Comment relire L’Étranger à l’heure où les tensions identitaires et les débats sur la mémoire coloniale ressurgissent ? François Ozon ne donne pas de réponse. Il rappelle simplement que l’indifférence ; à l’autre, à l’histoire, à la douleur ; demeure notre scandale le plus actuel.
En choisissant la sobriété plutôt que la relecture militante, François Ozon parvient à l’essentiel : faire ressentir l’étrangeté du monde comme Camus l’écrivait, sans effet et sans morale mais avec une lucidité brûlante. L’Étranger n’est pas un film sur l’absurde, c’est un film sur la nudité de l’être. Et dans cette nudité, Benjamin Voisin, Rebecca Marder et Pierre Lottin forment un triangle de vérité : la mort, l’amour et la violence ; trois façons de ne pas savoir comment vivre.
