Difficile de parler de The Life of Chuck sans en révéler la fin – car c’est précisément par là que le film commence. Fidèle à la structure à rebours de la nouvelle de Stephen King dont il s’inspire, le film débute avec une carte-titre indiquant « Acte Trois : Merci Chuck », une séquence apocalyptique centrée sur un professeur, Marty Anderson (Chiwetel Ejiofor). Alors qu’il enseigne un passage du Chant de moi-même de Walt Whitman – celui contenant le célèbre vers « Je suis vaste, je contiens des multitudes » –, il est interrompu par l’annonce d’un séisme d’une violence inouïe ayant englouti une partie de la Californie. Rapidement, une panne mondiale d’Internet s’ajoute au chaos, suivie de rapports alarmants : incendies, inondations, éruptions volcaniques, famines, pandémies, extinction massive des espèces. L’effondrement semble total. À Washington, des étudiants sont massacrés. En Russie, une révolution éclate. L’Inde et le Pakistan entrent en guerre. Même dans la petite ville de Marty, l’ordre social se délite : les gens quittent leur emploi ou partent en quête d’amours perdus.
Au milieu de ce désordre, Marty remarque un étrange panneau publicitaire montrant un homme en costume, lunettes sur le nez (Tom Hiddleston), écrivant dans un registre. Le texte dit : « Charles Krantz – 39 belles années ! Merci Chuck ! » Ce message d’hommage se multiplie soudainement, de manière inexplicable : à la radio, à la télévision, dans le ciel, en graffiti, jusque dans les fenêtres de maisons pourtant privées d’électricité. Tout le monde s’interroge : qui est ce Chuck ? Un croque-mort (Carl Lumbly), que Marty croise, le qualifie de « magicien de l’Apocalypse ». Marty retrouve son ex-femme Felicia (Karen Gillan), infirmière dans un hôpital vidé de ses soignants, où les moniteurs cardiaques continuent pourtant à émettre en chœur, à 75 battements par minute.

C’est à la fin de ce premier segment – paradoxalement nommé « Acte Trois » – que le mystère se lève en partie : Chuck, alité chez lui, meurt lentement, entouré de sa femme Ginny (Q’orianka Kilcher) et de leur fils Brian. Le son du moniteur cardiaque – toujours 75 bpm – fait comprendre que l’état de Chuck est intimement lié à l’effondrement du monde. Cette équivalence, posée d’entrée, vide d’enjeu narratif les deux actes suivants : ils ne font que dérouler une intrigue dont le cœur a déjà été révélé.
Le réalisateur et scénariste Mike Flanagan parvient pourtant, par moments, à dépasser cette mécanique trop rigide. Il excelle dans l’art de glisser des détails visuels subtils, qui trouveront un écho plus tard. Mais ces détails ressemblent souvent plus à des œufs de Pâques qu’à de véritables révélations : ils relèvent davantage du clin d’œil complice au spectateur que d’une écriture nourrie par la nécessité dramatique. Quelques scènes isolées, comme celle où les habitants pointent leurs téléphones vers le ciel dans l’espoir de capter un signal, surprennent par leur justesse d’observation. Hélas, une voix off (Nick Offerman) vient systématiquement combler les blancs – expliquant les pensées des personnages, leurs passés ou l’avenir – comme un enduit narratif masquant les fissures du scénario.
Un segment parvient tout de même à faire vibrer le film : l’« Acte Deux : Buskers Forever ». Chuck, comptable de profession, participe à un congrès bancaire dans une ville anonyme. Il croise une batteuse de rue (Taylor Gordon). Elle le salue, et Chuck se met à danser. D’abord timidement, puis avec une jubilation maîtrisée. Une foule se forme. Une jeune femme, Janice (Annalise Basso), entre dans la danse. Chaque changement de rythme de la musicienne donne lieu à une réponse chorégraphique, et l’enthousiasme est communicatif.
Flanagan filme la scène sans artifice particulier, mais réussit à capter la joie pure du mouvement. Un rare moment de grâce, presque documentaire, où le regard du réalisateur semble se fondre dans celui du spectateur. Pourtant, cette liberté est aussitôt rattrapée par le carcan narratif : la voix off nous informe que Chuck ignore encore qu’il lui reste neuf mois à vivre. Des images furtives montrent une femme d’âge mûr dansant dans sa cuisine, renvoyant à un passé que l’ultime acte – « Acte Un : Je contiens des multitudes » – viendra expliciter.
Ce troisième segment retrace l’enfance et l’adolescence de Chuck (incarné successivement par Cody Flanagan, Benjamin Pajak et Jacob Tremblay). Sa grand-mère (Mia Sara) lui apprend à danser. Il rejoint un club de danse à l’école, devient un danseur talentueux, mais finit comptable, acculé par des raisons pratiques… et surnaturelles. Certaines scènes sauvent l’ensemble de la mièvrerie, notamment un bel échange avec sa professeure de danse (Samantha Sloyan) sur la sincérité, ou un plaidoyer inattendu de son grand-père (Mark Hamill) pour la beauté des mathématiques.

Mais le film étouffe sous son propre système de renvois : une fillette en patins apparaît dans tous les actes, de même que le croque-mort, la chanson Gimme Some Lovin’, une porte cadenassée, et même Marty lui-même. Le jeu de piste devient pesant.
Quant à l’apocalypse, elle est finalement expliquée de façon si absurde qu’elle frôle l’autoparodie. À rebours de l’horreur ou du fantastique, le monde imaginaire de The Life of Chuck manque cruellement de personnalité. Flanagan, en cherchant à transformer l’émotion brute d’une fin de vie en récit cohérent, évacue paradoxalement toute intériorité. On assiste à un effondrement propret, de banlieue, qui semble toujours arriver dans le jardin du voisin.
Une phrase en voix off évoque brièvement l’agonie de Chuck, laissant entrevoir un abîme d’expérience… que le film n’explore jamais. Le problème dépasse le seul Flanagan : c’est celui d’un certain cinéma formaté. Les conventions du genre, une fois poussées à leurs limites, se heurtent à la complexité du réel. Les grands cinéastes les brisent pour en tirer du neuf. Flanagan, lui, construit un récit trop bien ficelé, trop convaincu de sa propre logique. En confrontant les mystères de l’univers et de la condition humaine, The Life of Chuck finit par annihiler tout émerveillement.