Le 77ᵉ Festival de Cannes, présidé par Juliette Binoche, n’a pas récompensé des films : il a distingué des regards. Des cinéastes qui n’exhibent pas le monde, mais l’interrogent. Des œuvres traversées par les fractures contemporaines — politiques, intimes, géographiques — et qui donnent à voir ce que les discours peinent à dire.
Palmarès du Festival de Cannes 2025
Palme d’or : Un simple accident, de Jafar Panahi : Un film clandestin, une œuvre de résistance. Panahi, toujours interdit de tourner en Iran, poursuit son cinéma libre et économe, où le banal devient métaphore. Ici, un banal accrochage révèle les logiques arbitraires d’un régime où chaque geste engage le corps, la vie, la peur. C’est un cinéma qui ne s’excuse pas d’exister. Un cinéma qui persiste.
Grand Prix : Valeur sentimentale, de Joachim Trier : Le réalisateur norvégien signe une chronique douce-amère sur les traces que laissent les objets et les absents. Le deuil y est traité comme un travail de mémoire collective, politique et familiale. Trier oppose à l’amnésie du présent une émotion lucide : celle d’un attachement qui refuse le cynisme.
Prix du Jury : Sirat, d’Olivier Laxe, et Sound of Falling, de Mascha Schilinski : Deux films exigeants, qui partagent un sens du sacré. Sirat explore les marges spirituelles du Maghreb contemporain, tandis que Sound of Falling, fable post-industrielle allemande, confronte le corps humain à l’épuisement d’un monde sans repères. Deux regards habités, deux territoires intérieurs.
Prix de la mise en scène : Kleber Mendonça Filho, pour L’Agent secret : L’auteur brésilien adapte Conrad dans une version nerveuse et élégante, portée par Wagner Moura (Prix d’interprétation masculine). Au-delà du thriller politique, le film questionne l’héritage post-colonial du Brésil, les impasses de la révolte, les identités fragmentées.
Prix d’interprétation féminine : Nadia Melliti dans La Petite Dernière, de Hafsia Herzi : Une performance de précision, pleine de retenue et de douleur contenue. Son rôle d’aînée sacrifiée dans une famille patriarcale vient rappeler que les combats féminins se jouent aussi dans les silences, les non-dits, les renoncements.
Prix du scénario : Jean-Pierre et Luc Dardenne, pour Jeunes mères : Dans un style épuré et dense, les Dardenne déploient une narration sur la précarité, la maternité, et la dignité dans les interstices d’un système qui abandonne. Une écriture au cordeau, sans pathos, mais avec une puissance morale intacte.
Caméra d’or : The President’s Cake, de Hasan Hadi : Un premier film irakien au ton mi-acide mi-absurde, où le quotidien des petites gens entre en collision avec l’ombre grotesque du pouvoir. Un vent nouveau souffle sur le cinéma du Moyen-Orient.
Palme d’or du court-métrage : I’m Glad You’re Dead Now, de Tawfeek Barhom : Un titre choc, un film radical sur la violence symbolique et la mémoire. Dix minutes d’une intensité rare.
Palmes d’honneur : Denzel Washington et Robert De Niro : Pour saluer deux figures majeures du cinéma américain, toutes deux marquées par leur engagement, leur constance et leur rayonnement transgénérationnel.

Cannes comme prisme politique
Le palmarès du Festival de Cannes 2025 trace une ligne de fracture nette : Cannes n’a pas couronné le cinéma pour sa virtuosité formelle, mais pour sa capacité à dire — ou à déranger — le monde. Sous la présidence de Juliette Binoche, le jury a fait un choix assumé : celui de la charge politique plutôt que de l’élégance esthétique, du risque plutôt que du confort, du réel plutôt que du simulacre. Aucun des films primés ne cherche à séduire ou à plaire : ils exposent, grattent, fracturent. Qu’il s’agisse de l’oppression systémique (Un simple accident), du deuil des récits collectifs (Valeur sentimentale), des identités abîmées ou des violences invisibles, tous explorent des territoires où l’image n’est pas décor mais tension. Ce n’est pas un cinéma de manifeste, mais un cinéma de secousses — lent, rugueux, profondément incarné. À rebours d’un cinéma globalisé, lisse et interchangeable, Cannes 2025 rappelle que filmer peut encore être un acte politique. Non parce que le film prend position, mais parce qu’il crée un espace de trouble, d’ambiguïté et de pensée.